Chapitre VI
Cassandra regagna le manoir Jamiston à la nuit tombée, laissant à Londres Andrew et Nicholas. Le premier devait visiter des patients avant de rentrer chez lui où l’attendait sa sœur, et le second avait décidé d’écumer les rédactions des journaux de la capitale dans le but d’identifier le mystérieux Jeremy Shaw. Si tel était son vrai nom, s’il était réellement journaliste et s’il travaillait à Londres, il serait aisé de retrouver sa piste. Cela faisait beaucoup de si, mais il en fallait plus pour décourager Nicholas Ferguson qui, en bon avocat, savait se montrer tenace quand les circonstances l’exigeaient et ne répugnait pas à mener lui-même l’enquête. Tous avaient prévu de se retrouver chez Cassandra le lendemain matin.
Lorsqu’elle pénétra dans le hall d’entrée, Cassandra fut frappée par le silence insolite qui régnait dans le manoir. Non pas qu’il fût particulièrement agité d’habitude : Cassandra n’ayant que six domestiques, sept personnes pouvaient malaisément rendre très bruyante une demeure de cinquante-trois pièces. Toutefois, Stevens, le majordome tatoué, n’était pas venu l’accueillir à son arrivée, ce qui constituait (du moins selon les critères de ce dernier) un impardonnable manquement au devoir.
Tout en retirant ses gants, Cassandra se dirigea vers le grand salon. Là, elle se figea à la vue du spectacle qui s’offrait à ses yeux. Tables renversées, fauteuils couchés sur le flanc, tentures arrachées, tiroirs ouverts, coussins éventrés, livres extraits de la bibliothèque et jetés sans ménagement sur le sol, tableaux à demi sortis de leur cadre gisant sur le plancher : le salon semblait avoir été dévasté par une tornade. Cassandra fit précipitamment le tour du rez-de-chaussée, et constata que d’autres pièces avaient subi le même traitement. Plus grave encore, nulle part il n’y avait le moindre signe des domestiques, et elle commençait à craindre le pire.
Elle finit toutefois par les retrouver à l’office, inconscients mais ne paraissant pas blessés, ce que confirmait l’odeur de chloroforme flottant dans l’air. Cassandra résolut de poursuivre sa recherche. Si l’intrus était toujours dans les lieux, elle ne devait pas perdre une seconde.
Elle remonta dans le hall et s’apprêtait à se rendre au premier étage quand elle s’immobilisa, retenant son souffle. Derrière elle, un léger craquement avait troublé le silence. Il y avait quelqu’un.
« Seigneur, songea-t-elle. Les nuits se suivent et se ressemblent. Cela commence à devenir lassant ! »
Elle sentait clairement une présence dans le hall, une menace diffuse mais bien réelle. Un grand froid l’envahit, tandis que la sueur perlait à son front. Sans réfléchir, elle s’empara d’une statuette de bronze qui trônait à portée de main sur un guéridon et projeta son arme improvisée vers la silhouette qui avait surgi dans son dos. L’inconnu fit un bond en arrière pour éviter le coup, mais la statuette heurta sa main et une lame tomba sur le carrelage avec un tintement métallique.
Cassandra se jeta sur le poignard au manche de nacre que l’homme venait de laisser échapper en maudissant intérieurement sa robe qui l’empêchait de se mouvoir en toute liberté. Elle ramassa l’arme, se redressa avec promptitude et attendit l’assaut.
Face à elle, l’intrus se tenait immobile, une deuxième lame scintillant dans le prolongement de sa main. N’eût été la gravité de l’instant, Cassandra se serait laissée aller à la surprise. Elle avait affaire à un très beau jeune homme, doté de traits délicats et d’extraordinaires cheveux blancs qui brillaient d’un éclat argenté. Cependant, l’inhumanité de son regard la terrifia ; il y avait là un abîme que personne ne semblait pouvoir jamais franchir.
Avec une incroyable célérité, l’inconnu se rua soudain vers elle. Le tranchant de son poignard accrocha un bref instant la lumière d’une lampe avant de plonger vers la poitrine de Cassandra dans un sifflement lugubre. Celle-ci se rejeta en arrière et esquiva le coup de justesse, renversant le guéridon dans son élan. Lorsqu’elle eut retrouvé son équilibre, elle brandit son poignard en direction du jeune homme dans un geste de défi. Ce freluquet ne savait pas à qui il avait affaire.
L’inconnu se mit à tourner lentement autour d’elle, à la manière d’un fauve guettant sa proie. Ses gestes étaient calmes, totalement dépourvus d’hostilité ou de colère, et cette absence de sentiments affichés ne le rendait que plus effrayant.
Commença alors une succession de déplacements circulaires ponctués d’attaques, de ripostes, de parades et d’esquives, chacun des adversaires essayant tour à tour de porter le coup décisif. Les lames acérées s’entrechoquaient, et leur cliquetis résonnait belliqueusement dans le vaste hall dallé du manoir. L’affrontement tournait toutefois au désavantage de Cassandra, trop empêtrée dans ses jupons pour espérer donner la pleine mesure de ses talents dans l’art du combat. D’autant que son adversaire, loin d’être un amateur, parait ses coups avec une déconcertante facilité et multipliait des attaques aussi précises que dangereuses. À un moment, la pointe de son poignard déchira l’étoffe de la robe de Cassandra et traça une estafilade sur son épaule. Aussitôt, le sang perla de la chair ouverte et coula en filets sur la peau. Furieuse d’avoir été touchée, Cassandra bondit et empoigna l’inconnu. Ils roulèrent sur le sol et luttèrent quelques minutes avec ardeur, corps confondus, puis Cassandra parvint à se dégager. Elle ramassa ses jupes dans un geste absolument dénué d’élégance et de féminité mais remarquablement efficace, et se précipita vers la panoplie de chasse accrochée au mur au milieu de laquelle elle prit un pistolet qu’elle savait chargé. Haletante, elle braqua son arme sur son assaillant, persuadée qu’elle venait de remporter la victoire. Son triomphe fut de courte durée.
Son adversaire tenait également un pistolet pointé sur son front.
Durant une longue minute, ils restèrent immobiles l’un en face de l’autre, se fixant et se menaçant mutuellement.
L’inconnu baissa les yeux vers le cou de Cassandra. Elle voulut y porter la main pour le cacher, mais il était trop tard. Il avait vu la bourse contenant le Triangle.
Sans un mot, il fit signe à Cassandra de la lui remettre. Celle-ci capitula et ôta le cordon qui la retenait. Le voleur s’en empara, l’ouvrit et examina le Triangle. Des pas précipités dans l’escalier menant à l’office se firent alors entendre ; les domestiques devaient s’être réveillés et venaient au secours de leur maîtresse. Sans cesser de tenir Cassandra en joue, le jeune homme ramassa les deux poignards qu’il avait perdus dans la lutte, puis fit volte-face, ouvrit la porte d’entrée à la volée et quitta prestement le manoir.
Rapide comme la foudre, Cassandra s’élança vers l’endroit où le garçon avait disparu, pour constater qu’il était déjà loin. Malgré tout, elle visa et tira. Sa cible vacilla une seconde, puis continua sa course. Furieuse, Cassandra la prit en chasse, mais force lui fut bientôt d’admettre qu’elle avait perdu sa trace. L’inconnu semblait s’être volatilisé dans les volutes de brume noyant le parc. Elle entendit alors au loin le hennissement d’un cheval et le bruit d’une cavalcade.
Il avait réussi à lui échapper.
*
Le jeune homme aux cheveux d’argent avait été touché : son épaule droite le brûlait comme si elle était en feu. Au prix de terribles souffrances et d’une abondante perte de sang, il parvint à regagner Londres, mais arrivé près de la cathédrale Saint-Paul, ses forces l’abandonnèrent brusquement et il tomba de son cheval écumant, incapable de se maintenir en selle une seconde de plus. Il entendit les sabots de sa monture s’éloigner en martelant les pavés, bruit bientôt assourdi par le brouillard qui rampait jusqu’à terre et transformait les maisons alentour en ombres monstrueuses. L’assassin se retrouva à genoux dans une rue déserte, abandonné dans le petit îlot de lumière d’un bec de gaz. Le réverbère suivant semblait très loin, perdu au milieu de ténèbres opaques.
Ruisselant de sueur, le jeune homme dut s’appuyer à un mur pour ne pas s’écrouler complètement. Le froid glacial de cette nuit de novembre lui coupait le souffle. Les jambes gelées par les pavés humides, il se traîna péniblement sur quelques mètres. Soudain, les pavés résonnèrent sous les fers d’une paire de chevaux et les roues d’un carrosse armorié qui déboucha à vive allure d’une avenue adjacente, se dirigeant droit vers lui. Dès qu’il l’aperçut, le cocher tira avec brutalité sur les rênes pour stopper l’attelage, arrachant des piaffements de colère aux chevaux. Le jeune homme entendit des voix mais ne comprit pas les mots prononcés. Sa vision se brouillait. Il lui sembla que quelqu’un descendait de la voiture et se penchait vers lui. Puis les bruits s’estompèrent dans le lointain, et une sensation de froideur mortelle envahit le blessé, qui ne vit ni n’entendit plus rien.
*
Lorsqu’il émergea d’une longue inconscience peuplée de cauchemars, le garçon aux cheveux blancs se trouvait dans une chambre somptueusement meublée, couché dans un lit confortable, la tête reposant sur de moelleux oreillers. Une lampe sur la table de chevet répandait une paisible clarté dans la pièce. L’homme qu’il avait aperçu avant de s’évanouir était assis près du lit, plongé dans un ouvrage dont il ne pouvait distinguer le titre. Il voulut se redresser, mais une douleur fulgurante à l’épaule l’en empêcha. L’inconnu à son chevet abandonna aussitôt sa lecture et se leva vivement. Grand et mince, vêtu d’un costume gris perle impeccablement coupé, il avait un visage fin très distingué mais dépourvu de la moindre parcelle d’arrogance. De toute sa personne émanait quelque chose d’austère et de grave qui inspirait la confiance et le respect. Mais ce qui frappa le plus le garçon, ce fut son regard ferme et tranquille, la douceur et la profonde gentillesse qui se lisaient dans ses yeux noisette.
— Ne vous agitez pas, dit l’inconnu en posant une main apaisante sur l’épaule valide du jeune homme. Vous avez reçu une balle. Un médecin a soigné la plaie, mais vous devez rester immobile si vous voulez guérir.
Le blessé le fixa en silence, l’air perplexe.
— Nous avons été obligés de jeter vos vêtements, car ils étaient tachés de sang. Je vous en donnerai d’autres pour les remplacer. Mais vous aviez ceci sur vous…
L’homme montra une grande enveloppe et deux bourses posées sur la table de nuit ; l’une appartenait au garçon, l’autre était celle dérobée à Cassandra Jamiston.
— Votre blessure vous a affaibli, poursuivit l’inconnu en allant se rasseoir. Rendormez-vous à présent.
Le jeune homme aux cheveux d’argent n’avait certes aucune intention de se rendormir. Quelques minutes plus tard, il avait pourtant de nouveau sombré dans l’inconscience.
*
À leur arrivée au manoir Jamiston le lendemain de l’attaque, Nicholas et Andrew furent accueillis fraîchement par Cassandra. Celle-ci arpentait le salon comme une lionne en cage, sa longue jupe fauve balayant rageusement le sol à chacun de ses pas. Elle s’en voulait terriblement de ne pas s’être montrée plus prudente. Elle avait sous-estimé la rapidité d’action de l’ennemi, et son erreur allait peut-être leur coûter cher.
— Que se passe-t-il ? s’inquiéta Andrew.
— On m’a volé le Triangle, répondit Cassandra d’un ton sinistre.
— Qui ça, « on » ?
En quelques phrases, elle leur relata les événements de la veille.
— Ce garçon était très habile. Et rapide aussi. En outre, il avait sur moi un avantage décisif.
— Lequel ?
— Il n’avait pas peur de mourir, martela-t-elle d’un air sombre.
— Un adversaire redoutable en effet, conclut Nicholas. Peut-être est-ce également lui qui a mis à sac la maison de Prince Street. Par bonheur, il nous reste un Triangle et le Soleil d’or. Pour plus de sûreté, je les ai confiés hier au coffre d’une banque.
Andrew, qui avait bien compris que son amie était effroyablement vexée de s’être fait battre par un gamin, détourna la conversation sur un autre sujet :
— Nicholas, avez-vous obtenu des informations sur Jeremy Shaw ?
— Oui, en effet, lança celui-ci, triomphant. Il est journaliste au London City News, une gazette dont je ne connaissais même pas l’existence. À l’heure actuelle, il ne se trouve pas à Londres, mais son rédacteur en chef m’a indiqué qu’il passerait au journal après-demain soir. Nous n’avons donc plus qu’à prendre notre mal en patience, en espérant que M. Shaw nous permette d’avancer dans notre enquête. En attendant, Cassandra, laissez le docteur Ward examiner votre blessure.
*
Véritable quartier général de la presse londonienne, Fleet Street résonnait de clameurs assourdissantes avec la sortie des éditions des journaux du soir. Nicholas, Cassandra et Andrew se frayèrent laborieusement un chemin à travers la foule des passants et des vendeurs qui agitaient des exemplaires du Globe ou du Standard pour atteindre l’immeuble abritant les locaux du London City News. Depuis la veille, ils brûlaient de curiosité. Pourquoi Jeremy Shaw s’intéressait-il au Soleil d’or, et comment avait-il pu avoir vent de son existence ?
Après avoir jeté un bref coup d’œil à la façade où s’étalait en gigantesques lettres de feu dessinées par des flammes de gaz le nom du quotidien, ils s’engouffrèrent d’un pas pressé dans le bâtiment, montèrent au premier étage et débouchèrent dans une immense pièce défraîchie et surpeuplée où flottait l’odeur indéfinissable mais caractéristique des salles de rédaction, mélange de renfermé, de vieux cuir, de tabac et d’encre d’imprimerie.
La rédaction du London City News était en effervescence. Les journalistes couraient en tous sens, crayon et papier à la main, criant, s’interpellant, échangeant des nouvelles. Tout le monde était visiblement très occupé, ce qui n’empêcha pas plusieurs têtes de se tourner sur le passage de Cassandra, à la totale indifférence de cette dernière.
Un commis leur indiqua le bureau de Jeremy Shaw, facilement reconnaissable au prodigieux désordre qui y régnait. Lettres, cartes, journaux, revues, horaires de chemins de fer, imprimés de toutes sortes, livres, encre, plumes et crayons s’entassaient pêle-mêle sur la table, formant de vertigineuses pyramides à l’équilibre précaire.
— M. Shaw ?
Une tête hirsute émergea de la pile de papiers dans laquelle elle était ensevelie, l’air un peu ahuri. Le jeune homme à qui s’adressait cette question, en plus d’être ébouriffé, avait une mise passablement débraillée. Les poignets de sa chemise étaient tachés d’encre, de même que son gilet jaune clair qui semblait avoir connu des jours meilleurs.
— Êtes-vous Jeremy Shaw ? répéta Cassandra.
— C’est moi-même, répondit-il avec un grand sourire. À qui ai-je l’honneur ?
Après les présentations d’usage, Cassandra exposa sans détour le but de leur visite.
— Pourquoi vous renseignez-vous sur le Soleil d’or ?
À ces mots, Jeremy ouvrit la bouche de stupeur. Il jeta furtivement des regards inquiets autour de lui, et baissa la voix.
— Comment êtes-vous au courant ? chuchota-t-il d’un ton méfiant.
— C’est une longue histoire. Nous aimerions d’ailleurs en discuter avec vous, si vous le permettez.
Le journaliste réfléchit un long moment, semblant peser le pour et le contre. Son visage extraordinairement mobile et expressif laissait transparaître toutes ses émotions. Enfin, il parut prendre une décision.
— D’accord, mais nous ferions mieux d’en parler ailleurs. J’ai du travail pour l’instant, un article à terminer.
— Sur quel sujet ? s’enquit Andrew avec curiosité.
— Une femme qui a la fâcheuse habitude d’empoisonner ses chats, expliqua Jeremy d’un air déconfit.
— Palpitant, se moqua Nicholas.
— Certes…, convint Jeremy en poussant un soupir à fendre l’âme. Mais si vous pouviez attendre demain matin pour notre affaire… Dites-moi où je peux vous trouver.
Voilà qui n’arrangeait pas le trio. Si Jeremy Shaw se révélait être un ennemi, mieux valait ne pas le perdre de vue. Mais s’ils insistaient et que le jeune homme n’avait rien à se reprocher, celui-ci risquait de se méfier et de ne plus rien leur dire.
Cassandra en prit son parti. Il fut convenu qu’une voiture viendrait chercher le journaliste le lendemain matin et le conduirait au manoir Jamiston. Ils prirent ensuite congé, laissant Jeremy se débattre au milieu de son capharnaüm.
— Il m’a paru plutôt sympathique, déclara Andrew une fois qu’ils furent sortis du bâtiment. J’ai du mal à croire qu’il puisse appartenir à une bande d’assassins.
— C’est vrai, mais cela ne prouve rien, argua Nicholas. Je crois que je vais rester ici cette nuit pour faire le guet et vérifier qu’il ne nous file pas entre les doigts. Je reviendrai au manoir avec lui demain.
Cassandra hocha la tête.
— Comme vous voulez. C’est peut-être plus prudent, en effet.
La jeune femme et Andrew se séparèrent donc de l’avocat dans Fleet Street et repartirent seuls en voiture. Nicholas traversa alors la rue pour se poster devant le Ye Olde Cheshire Cheese, l’une des plus vieilles auberges de la Cité que fréquentaient assidûment des écrivains tels que Charles Dickens ou William Thackeray, et guetta la sortie du journaliste.
*
Au même instant, aux abords de St James’s Park, l’homme qui avait recueilli le garçon aux cheveux blancs se disposait à entrer dans la chambre de ce dernier. Son état s’était amélioré au cours des dernières quarante-huit heures, même s’il restait affaibli par la perte de sang qu’il avait subie. Durant ses périodes de conscience, il n’avait pas prononcé un seul mot, mais son regard… son regard si étrange l’obsédait…
Pensif, l’homme ouvrit la porte et s’immobilisa sur le seuil de la pièce, abasourdi. Par la fenêtre ouverte pénétraient de violentes bouffées de vent, et les rideaux battaient dans le courant d’air. Le lit défait était vide. L’enveloppe et les bourses posées sur la table de chevet avaient disparu.
Le jeune homme aux cheveux d’argent était parti.
Il en conçut une inexplicable tristesse.
*
L’assassin entra dans la petite chambre qu’il habitait au cœur de Londres. Des murs blanchis à la chaux, nus et décrépis, un lit de fer-blanc muni d’un matelas, d’un oreiller et d’une couverture de laine élimée, une chaise de bois, une commode bancale, rien de plus. Une chambre triste et solitaire, à l’image de la vie du jeune homme. Hormis ses armes, il ne possédait rien. Il n’avait besoin de rien. Ou, plus précisément, il n’avait envie de rien. La flamme du désir était depuis très longtemps déjà éteinte en lui.
Épuisé par le trajet parcouru, il s’adossa au mur, près de la petite fenêtre pratiquée dans la pente du toit qui ne laissait filtrer dans la journée qu’un mince filet de lumière. Son épaule le faisait encore souffrir, mais il n’y accordait aucune importance. Il se laissa lentement glisser sur le sol poussiéreux, puis, quand il se retrouva assis, ramena ses genoux près de son menton et les enlaça de ses bras.
La pluie s’était mise à tomber sur la ville, frappant le carreau sale à petits coups furtifs et sournois.
Le garçon aux cheveux blancs était songeur. D’habitude, il ne pensait à rien. Son esprit flottait dans le vide, incapable de se raccrocher à la moindre idée. Mais aujourd’hui, c’était différent. Ses pensées tourbillonnaient dans sa tête sans qu’il pût ni les freiner ni les contrôler, et cela constituait une sensation nouvelle pour lui. Nouvelle et plutôt agréable. Pour la première fois depuis une éternité, il avait l’impression d’être vivant.
Quelque chose avait changé dans sa vie, même s’il aurait été bien incapable de préciser quoi, et ce sentiment le troublait.
Dehors, la pluie continuait à tomber, monotone et sans but. Les rumeurs de Londres ne l’atteindraient pas ce soir.